• Histoire du roi… premières clés de lecture

    Nous entrons maintenant dans une autre des multiples dimensions du Mathnawi Ma’nawi de Maulana Roum, celle d’un univers de symboles transmis à travers personnages et anecdotes au premier abord simples et classiques.

    L’histoire du roi amoureux est la première histoire après l’introduction qui nous parle du langage et de la tristesse de la flûte.

    Dans cette première histoire, quoi de plus banal qu’un roi à qui le monde appartient qui tombe amoureux d’une belle esclave, qui se l’approprie et qui meurt ensuite de chagrin car l’objet de son amour dépérit et perd de sa beauté ?

    Évidemment, tout est mis en œuvre pour la guérir mais toute la science terrestre de tous ces médecins à son chevet avec tous leurs médicaments ne suffisent pas.

    Depuis le premier distique qui introduit cette histoire, Maulana Roum précise tout de suite que ce roi possède le pouvoir temporel mais est aussi un connaissant du monde spirituel. Il n’est donc pas qu’un hédoniste égoïste qui ne cherche que son plaisir.

    Dans la version française, le distique du départ n’est pas traduit. Nicholson le donne dans sa version anglaise.

    بشنوید اے دوستاں ایں داستاں خود حقیقت نقد حل ماست آں

    « O amis ! Écoutez ce conte. En vérité, il représente la moelle même de notre état intérieur. »

    Mot à mot du 2e vers : «  Il ( ce conte ) représente la réalité même de notre état d’existence. »

    Ce distique est présent dans toutes les versions qu’on trouve en persan. Après commence l’histoire.

    Par contre, dans le commentaire du Mathnawi en 25 tomes de Maulana Thanwi, commentaire qui constitue notre référent car écrit par l’un des plus grands savants et Mashaikhs de notre Silsilah, on trouve trois autres distiques, absents dans les versions courantes :

    نقد حال خویش را گرپے بریم ہم ز دنیا ہم ذعقمی بر خوریم

    Et si j’observe mon état d’existence actuel Je mange ce monde et l’Autre.

    Après être arrivé à mon accomplissement, attendu que l’Autre-monde – le vrai monde de la Réalité, le monde de la vision de Dieu, vision intérieure, étant immergé, noyé dans l’océan de la Présence divine – en état tranquille perpétuel de contemplation, je peux profiter, jouir, savourer, déguster ce monde ci. Cela m’est permis au-delà de tout effort et de toute appartenance à ce monde, dans ma vacuité intérieure. Cela est la Joie non émotionnelle, pure, simple, permanente. Je ne me retire pas de ce monde. Je vis avec mes sœurs et mes frères, égal à eux. Ainsi ont procédé les prophètes, ces grands initiés qui se sont mis au service de l’Homme et de la Création.

    ایں حقیقت را شنو از گوش دل تا بروں آہی بکای ز آب و گل

    Écoute cette réalité avec l’oreille du cœur Afin que tu sois délivré de l’eau et de la terre.

    Toujours cette injonction de l’écoute, du son, émis par le cœur dans l’oreille du cœur. Écouter, c’est vivre, se rendre compte avec stupéfaction que cette vie divine est là maintenant. Malgré soi, indépendamment de tout ce que l’on a vécu, cherché, souffert. C’est cette réalité dont parle Maulana Roum. Pour quelle conséquence ? La délivrance de la matière, de soi même constitué d’eau et d’argile, de ce monde composé d’eau et de terre. La délivrance, c’est la non-existence…et ce qu’il y a après…

    فہم گر دارید جاں راہ رہ دہید بعد ازاں از شوق پادر نہہید

    Si tu as bien assimilé cette connaissance du chemin de l’âme

    Alors laisse ton âme prendre la route de cette passion.

    Échos de notre paysage intérieur et accompagnement sur la voie

    Ces distiques de préambule sont déjà des enseignements, significations claires de ce qui va suivre, avec cette consigne de bien faire attention, que ces histoires et personnages ne sont que des supports pour définir une autre réalité. Cet univers symbolique, le sens caché de chaque personnage, de chaque histoire sont des allégories, les échos de notre paysage intérieur combien complexe. À nous d’écouter, de comprendre et…de prendre la route.

    Au fond de sa détresse, de l’inutilité de tous ses pouvoirs, ce roi n’aura de solution que de prier pour qu’un éclaireur apparaisse pour montrer le sentier invisible qui serpente à travers la forêt de nos détresses, de nos interrogations infinies sans réponses, des souffrances éperdues de nos sentiments désemparés. Cet éclaireur est le Shaikh Kaamil qui arrive comme compagnon de route, à côté de qui on marche. Ce roi, cet Esprit, reçoit aussi la connaissance que des médecins non qualifiés ne peuvent guérir aucune maladie, tels ceux au chevet de la belle esclave. Le guide doit être un être accompli, autorisé par son propre initiateur à guider les aspirants sur le chemin de Dieu. « Accompli » ne signifie pas revêtir un uniforme de perfection angélique. Cela est un phantasme courant chez tous les intellects qui prétendent définir les arcanes du Tassawwouf. « Accompli » signifie être parvenu à son propre achèvement dans cette vie. Chaque pèlerin a son propre cheminement et sa propre réalisation. Avec tel Shaikh, le voyageur arrivera devant l’océan, car ce guide ne peut aller plus loin. Avec tel autre, parvenu à cette station de la contemplation, de la béatitude et de la Joie, libre en souriant des lois de ce monde tout en y vivant et en y jouissant, le cheminant entrera dans le bateau et voguera vers l’horizon en sachant qu’au fond de ses abîmes se trouve sa perle offerte par la générosité de l’omniprésence et de l’Amour émanant de Dieu.

    En commençant son histoire et présentant les premiers personnages et situations, tout à coup, Maulana Roum parle d’autre chose. Il passe du roi à l’âne et au loup, revient ensuite à la détresse du roi. Je vous proposerai une version de ces symboles dans le prochain Madjliss.

    Le Mathnawi caché de notre Maître, c’est le Qour’aane en langue persane.

    Ainsi est le style du Mathnawi qui a fait dire à nos grands Mashaikhs :

    مثنوی معنوی مولاوی است قران در زبں پہلاوی

    Le Mathnawi caché de notre Maître, c’est le Qour’aane en langue persane.

    Cela ne signifie pas que cela en est une traduction ou une similitude des histoires et personnages. Leur analogie est plus subtile et profonde. Elle concerne la structure, l’armature même du texte. Un Shaikh disait que ces deux écritures ressemblent aux étoiles. Quand vous les regardez dans la nuit, vous voyez un amalgame, une dispersion anarchique. Cependant, quand vous affinez votre regard avec la connaissance des anciens, avec un instrument optique, vous contemplez la merveilleuse ordonnance du cosmos, telle est l’ordonnance harmonieuse véritable : non humaine, divine avec son propre langage qu’il faut découvrir.

    Tel est le Mathnawi, dont la compréhension profonde et la guidée nécessitent des clefs que l’intellect, la raison, l’analyse n’arrivent pas à cerner. Le Mathnawi de Maulana Roum n’est pas un scripturaire littéraire. On ne lit pas le Mathnawi. On écoute le son invisible et silencieux de son enseignement et de ses secrets, car le but n’est rien moins que de participer à chaque souffle de notre vie à la Présence du Divin brûlant en nous tout ce qui n’est pas Lui. Ainsi se réalise la mort avant la mort, ultime secret de tout enseignement des grands initiés.

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