• La souris qui se prenait pour le maître du chameau  

    Un jour, une souris attrapa la bride d’un chameau qui traînait par terre, et se mit à conduire fièrement l’immense animal. Voyant son manège, le chameau décida de la laisser faire afin de lui donner une leçon d’humilité. Il la suivit donc docilement partout, comme un serviteur suit son maître, jusqu’à ce qu’ils arrivent au bord d’une rivière. Là, la souris s’arrêta, effrayée à la pensée de traverser ce passage si profond ! Elle, qui s’était gonflée d’orgueil d’être le guide et le maître de l’imposant chameau, vit ses forces faiblir ; elle fut paralysée devant une eau si profonde pour elle.

    Maoulâna Roûmî relate :

     

    موش آ نجا ایستا د و خشک گشت گفت اشتر اے رفیق کوہ و دشت

    ایں توقف چیست وحیرانی چرا پا نبہ مردانہ اندر جو

     

    La souris s’immobilisa là, paralysée.

    Le chameau lui dit : « Ô mon compagnon A travers monts et vallées,
    Pourquoi cet arrêt ? Pourquoi ce trouble ?

    Avance donc les pieds dans l’eau avec courage ! 

    Masnawi livre 2. 3440

     

    La souris répondit : « C’est une rivière très profonde, j’ai bien peur de me noyer !

    -Allons ! reprit le chameau, je veux bien tester la profondeur de l’eau pour toi ».

    Il mit un pied dans l’eau et dit à la souris :

    « Ô mon guide, Ô mon maître ! L’eau n’arrive qu’à mes genoux, elle n’est pas profonde, viens donc me rejoindre.

    – Si l’eau n’arrive qu’à vos genoux, répliqua la souris, moi je serai complètement noyée ! Il y a une différence entre vos genoux et les miens !

    – A l’avenir, n’agis plus avec arrogance, rétorqua le chameau. Viens donc me guider dans cette eau, toi qui étais si fière d’être mon guide et mon maître sur la terre ferme ! Ô imbécile, je me suis laissé conduire afin que tu puisses te rendre compte par toi-même de ta stupidité.

    – Descendre dans cette eau est synonyme de mort pour moi ; je me repens, pardonnez mon offense, je ne me considèrerai jamais plus comme votre guide. Pour l’amour d’Allah, faites-moi traverser cette eau mortelle ! »

    Emu par le repentir sincère du petit animal, le chameau lui dit alors : « Allez, viens et saute sur ma bosse ; je pourrais faire traverser cette rivière à des centaines d’autres souris comme toi. »

    Maintenant, Maoulânan Roûmî conseille :

     

    تو رعیت باش چوں سلطاں نۂ خود مراں کشتی چو کشتیباں نۂ

    Sois un serviteur, puisque tu n’es pas un seigneur !

    Ne conduis pas le bateau toi-même, puisque tu n’es pas un capitaine !

    Masnawi livre 2. 3450

     

    خدمت اکسیر کن مِس وار تو جو رمی کش اے دل از دلدار تو

    Mets-toi au service de l’alchimiste, comme le cuivre.

    Ô mon cœur, supporte « l’injustice » du bien-aimé.

     

    کیست دلدار اہل دل نیکو بداں کہ چو روز و شب جہانست از جہاں

    Qui est le bien-aimé ? L’homme de cœur, sache-le,

    Qui, comme le jour et la nuit, est étranger à ce monde.

     

    Comme le cuivre, mets-toi au service d’un alchimiste de l’âme, il te transformera en or ; c’est-à-dire deviens le disciple d’un maître spirituel, supporte son « injustice », c’est-à-dire ses réprimandes, ses blâmes et les contraintes de sa compagnie et de son éducation, afin que :

     

    گر تو سنگ خارہ و مر مر بوی چو بصاحب دل رسی گوہر شوی

    Même tu es une pierre noire ou du marbre,

    Si tu t’attaches à un homme de cœur, tu deviendras une pierre précieuse.

     

    Si ton cœur est froid comme du marbre, c’est-à-dire vide d’amour et de crainte d’Allah, ou devenu obscur par les péchés et l’immersion dans ce monde illusoire, alors noue une relation étroite avec un alchimiste de l’âme qu’est le maître spirituel ; sa compagnie bénie et son éducation transformeront ton âme en une pierre lumineuse et précieuse.

    عیب کم گو بندۂ اللہ را متہم کم کن بد زوی

    Ne cherche surtout pas la faute chez l’ami d’Allah ; n’accuse pas le roi de larcin.

     

    Un roi a-t-il besoin de voler une petite pièce sans valeur ? C’est-à-dire ne cherche surtout pas de défauts chez ces maîtres de la Voie ; ils sont les monarques de ce monde et de l’Autre. Il est stupide d’accuser un roi de voler une petite pièce de cuivre !

     

    ور نباشی ہیچ ہیچ از ہیچپان پس رو ہر دیو باشی مستہان

     

    Sinon, tu feras partie des gens vils, et tu deviendras l’adepte méprisable de tout Satan.

     

    C’est-à-dire si tu rejettes les amis d’Allah, tu tomberas dans la fierté et l’orgueil, et tu deviendras ainsi la proie facile de n’importe quel Satan.

     

     

    Conseils

     

    Les « gens d’Allah », c’est-à-dire les amis d’Allah et les maîtres de la Voie possèdent dans leur cœur un trésor tellement immense que les sept mondes n’ont aucune valeur à leurs yeux, car ils ont forgé une relation étroite avec le Créateur de ces sept mondes ! Aussi, il ne faut pas les sous-estimer, ni penser que notre vie spirituelle est semblable à la leur.

    A l’exemple de la souris, ne nous laissons pas tromper par le prestige de nos richesses matérielles, ni par la notoriété obtenue par notre science religieuse ou notre piété. Celui qui se considérera supérieur aux amis d’Allah, d’une manière quelconque, sera privé de leurs lumières. Comme la souris, à la fin il sera humilié, contraint de se repentir et de les prendre comme guide pour marcher sur la Voie. 

    Nous devrions donc, dès maintenant, extirper de notre cœur le désir des honneurs et des richesses éphémères de ce monde, la vanité stupide d’une science religieuse sans pratique ou d’une pratique sans âme, et nous résoudre à nouer une relation humble et étroite avec un maître spirituel.

    Après quelque temps passé dans leur compagnie à faire notre correction intérieure, nous goûterons nous-mêmes à la saveur de ses fruits ; alors notre cœur dirait, si on pouvait lui prêter une langue pour exprimer ses sentiments –zabâné hâl – l’expression de l’état intérieur- :

     

    تو نے مجھکو کیا سے کیا شوق فراواں کر دیا

    پہلےجاں پھر جان جاں پھر جان جاناں کر دیا

    نقش بتاں مٹایا دکھایا جمال حق

    آ نکھوں کو آ نکھیں دل کو مرے دل بنا دیا

    غفلت میں دل پڑا تھا کہ ناگاہ آپ نے

    آگاہ حق سے غیر سے غافل بنا دیا

    مشکل تھا دین سہل تھی دنیا اب آپ نے

    مشکل کو سہل سہل کو مشکل بنا دیا

    ہمت بڑھا کے بار اما نت کا آپ نے

    مجھ جیسے ناتواں کو بھی حامل بنادیا

    آہن کو سوز دل سے کیا نرم آپ نے

    نا آشناۓ درد کو بسمل بنادیا

    مجزوب در سے جاتا ہے دامن بھرے ہوۓ

    صد شکر حق نے آپ کا سائل بنادیا

     

    Ô maître, quel feu avez-vous allumé

    Dans mon cœur de glace !

    Vous m’avez rendu amoureux, passionné,

    Éperdu d’amour !

    En effaçant la beauté des idoles de ce monde,

    En me dévoilant la beauté du Créateur,

    Vous avez fait de mes yeux un regard,

    De mon cœur une âme.

    Mon cœur était dans l’oubli,

    Vous m’avez rendu conscient de Lui

    Et étranger à tout autre que Lui.

    Le monde matériel m’était agréable,

    Le spirituel était pour moi un fardeau :

    Vous avez fait de cette terre ma douleur,

    Et du Ciel mon bonheur.

    Vous avez rempli mon âme d’espoir et de courage,

    Vous avez fait du misérable que je suis,

    Un porteur d’une noble charge.

    Vous avez adouci le fer par le feu de votre cœur,

    Et transformé un cœur froid

    En une passion ardente !

    Majzoube s’en va les poches remplies,

    Mille mercis au Dieu qui a fait de moi votre mendiant !

     Madjzoube1

     

     

    Notes du traducteur M. Daoud Badate La Réunion

    Ses références  viennent du Kalid Mathnawi de M. Thanwi en langue ourdou

     

      

    Ce conte met en lumière un thème principal du Masnawi : la nécessité de prendre un conseiller avisé et expérimenté dans notre cheminement vers Allah le Très-haut.

    Maoulânan Roûmî traite ce sujet qu’il tient tant à coeur sous différentes approches à travers tout le Masnawi. A la suite de ce conte, il donne les conseils suivants :

     

    چوں پیمبر نیستی پس رو براہ تا رسی از چاہ روزے سوۓ جاہ

     

    Puisque tu n’es pas un messager divin, suis sa voie,

    Afin de sortir de l’obscurité de l’égarement et t venir à la lumière de la piété.

     

     

    چوں نۂ کامل دکان تنہا مگیر دست خوش می باش تاگردی خمیر

     

    Puisque tu n’es pas parfait, n’ouvre pas une école à toi.

    Sois malléable comme la pâte, afin de devenir du pain.

     

     

    چونکہ آزاد یت ناید بندہ باش ہیں مپوش اطلس برو در ژ ندہ باش

     

    Sois un prisonnier, puisque tu n’es pas encore libre.

    Attention, ne porte pas d’habits de soie, sois un mendiant.

     

    C’est-à-dire : si tu ne possèdes pas une grande piété ni des hautes vertus, alors ne te prends pas pour un guide sur la Voie. Purifie d’abord ton âme et corrige tes actions sous la direction d’un maître spirituel accompli ; par la suite, si ce dernier voit en toi certaines aptitudes, il te permettra de guider les autres à ton tour .

     

     

    انصتوا را گوش کن خاموش باش چوں زبان حق نگشتی گوش باش

     

    Sois silencieux, écoute l’ordre divin : « Tais-toi ! ».

    Sois une oreille, puisque tu n’es pas le porte-parole d’Allah.

     

    ور بگو ئ شکل استفسار گو باشہنشا ہاں تو مسکین وار گو

     

    Et si tu veux absolument parler, fais-le sous forme de questions :

    Sois humble en paroles devant les empereurs spirituels.

     

    Dans le Livre 1 du Masnawi, Maoulânan s’adresse à son disciple bien-aimé Houssâmouddîne Tchélébi (rah) :

     

     بر نویس احوال پیر راہ داں پیر را بگز یں و عین راہ دا ں

     

    Ecris à propos du guide qui connait la Voie :

    Choisis un guide, et sache que c’est lui-même la voie !

     

    خود قوی تر می شود خمر کہن خاصہ آں خمر ے کہ باشد من لدن

     

    En vérité, le vin vieux devient plus enivrant,

    Particulièrement le vin qui vient du Seigneur l’Eternel.

     

    Ici, comme dans tout le Masnawi et dans la poésie des maîtres de la Voie, le vin désigne l’amour d’Allah. Ces vers signifient que les bénéfices spirituels issus des maîtres de la Voie ne diminuent pas avec leur âge ; au contraire, la puissance et les bénédictions de leur flux spirituel augmentent avec le temps, comme la valeur et la saveur du vin augmentent avec les années…

     

     

     

     

     

    1 Madjzoube [ 1884-1944 ] : nom de plume de Khâdjah Azizoul-Hassen (r), éminent khalifah de Hazrate Maoulânan Achraf Ali Thanewi (r). Magistrat à la cour, puis inspecteur des écoles, il était aussi un talentueux poète. Il était très respecté par les savants religieux de l’entourage de Hazrate Thanewi ; certains l’ont pris comme maître après le décès de Hazrate Thanewi, comme mon premier maître Hazrate Maoulânan Châh Abrâroul-Haqq Hardoï (rah). Parmi ses écrits figurent une biographie très complète de son maître – Achrafous-Sawânih- et un recueil de poésie -Kachkôlé Madjzoube.

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