Dans sa dernière vision retrouvée sur sa table de travail après sa mort, notre ami-frère-maître Maurice Gloton, dans la générosité de son âme jouxtant l’éternel, nous donne la dernière image de son état de pèlerin arrivé à son accomplissement. Ce grand nomade de la connaissance, érudit parmi ses pairs, infatigable scrutateur des splendeurs divines, nous a déposé son legs ultime : sa compréhension du Grand Œuvre.
Ainsi, il nous parle de sa vision des deux harmonies : universelle et relationnelle. Constatant l’évidence du Musicien à l’écoute de la symphonie, il pose la nécessité du tout installé et complet pour la pérennité de l’œuvre.
Cette harmonie universelle est saine, propre, bienfaisante. Elle assure depuis des temps immémoriaux, l’équilibre et la prospérité de la Nature, depuis l’infiniment petit jusqu’aux immenses soleils. On peut alors parler d’écologie dont le sens premier est la science qui étudie la dynamique de notre système, notre « maison ». Cette écologie est donc sacrée car ayant pour origine son Fondateur : l’inaccessible, l’inconcevable, l’éternel mystère : Celui que nous appelons Dieu ou autres vocables.
Bien entendu, rien n’est figé : les lois du tout n’excluent surtout pas l’impermanence qui voit le renouvellement infini de la création, la dynamique sans cesse renouvelée de ce qui est là.
Un Dieu personnifié.
En corollaire à notre condition humaine, ce Dieu est esquissé, presque matérialisé dans notre perception terrestre. Nous ne pouvons l’appréhender qu’avec notre pensée, nos langues humaines : Il établit pour cela des ponts que notre esprit hominien peut assumer et comprendre. En parlant de Lui (un pronom déjà!), nos poètes parlent de l’Ami, du Bien-aimé, du Compagnon éternel et omniprésent: comme s’il y avait quelqu’un à côté ou devant ou au dessus de l’Homme : cet esprit humain définit là un espace-temps sécurisant dans lequel il installe « son » Dieu, tout en prônant Sa Nature éternelle, Son Unicité, Son sans forme.
Cette harmonie là est relationnelle, réfléchie, temporelle. La transcendance descend dans l’immanence pour accompagner la substance humaine dans la biosphère éternelle et ce par l’apparition d’êtres particuliers nommés prophètes et de livres aux langues humaines et aux sonorités immatérielles. Dieu sait si ces passeurs du divin ont donné lieu à d’étranges détournements, avatars sociaux et politiques d’organisations religieuses créées par certains de leurs plus proches disciples et héritiers tombant dans des opportunismes révélant la basse nature humaine à quelque niveau que ce soit.
Malgré tout, l’héritage originel et authentique s’est perpétué, souvent dans l’ombre des « officiels » du divin, car ainsi que dit le Coran: « Wa’lamou anna fiikoum rassouloullah » : Et sachez que le Messager d’Allah est en vous ». ( Qour’aane 49/7).
Harmonies relationnelle et universelle.
Cependant, cette harmonie relationnelle, celle qui permet cette « fréquentation » de Dieu, est irradiée par celle qui est universelle, intouchable, à peine concevable car fulgurante et contemplative. Pas de temps ni d’espace, ni de bouillonnement incommodant. Aucune turbulence dans ce dépouillement libre et seul. Dans son carcan corpusculaire, l’Homme est à la fois matière et onde, solide et vibratoire, inertie et pulsation, sérénité et convulsion.
Tous ces états définis et théorisés appartiennent à l’intériorité humaine : tout se passe en l’Homme même. Ce ne sont pas des notions phantasmées, uniformes et théoriques d’intellects limités à une raison sécurisante mais aussi dénuée de toute énergie mystique en son sens d’un au-delà de la spiritualité. Tout ce que nous offre notre ami-frère-maître Maurice Gloton appartient au vécu et à son dévoilement de sa proximité du divin, de sa conversation avec le Bien-Aimé, l’Ami qui rend visite au plus profond de la nuit, Celui qui frappe à la porte quand on L’a oublié, car Lui n’oublie pas.
Ces deux harmonies sont donc installées indépendamment du mental humain et l’esprit suppliant, éclairé, s’approche et se fond dans cet espace du relationnel. Il arrive alors à l’universel, expir de Dieu. Là réside son accomplissement.
Dualité ou unicité ?
La répercussion ultime de cette esquisse du divin est le juste rétablissement de la relation Homme-Dieu, car la dualité vécue par l’immense majorité des aspirants à Dieu doit être rectifié si l’on conçoit l’Unicité de cet Être si évanescent et pourtant à la Présence si puissante. En effet, le chercheur de l’Ami passe sa vie à être « devant » Lui, L’implorant comme une entité présente face à lui. Inconsciemment, Dieu est là bas et l’orant ici. Sans un travail de redirection de cette relation, le prêcheur d’unicité vit dans une complète dualité, faisant intervenir son Dieu dans ses affaires humaines, ses émotions et ses actes, comme un personnage tout puissant pouvant résoudre toutes ses petites misères. C’est une monde presque de fétichisme où la notion du divin est humanisé et personnifié.
A chacun de faire son introspection sur cette critique non partisane, qui ne rend compte que d’une observation générale consécutive à une très longue fréquentation de ces chercheurs de Dieu. Le but de cette évaluation n’est autre qu’une recherche d’une plus grande authenticité de cette relation Homme-Dieu. Chacun est libre de ses choix et de son vécu.
Nous arrivons ainsi à établir, ressentir une autre sphère, une autre dimension de cette relation. Plus besoin de ce quasi anthropomorphisme duel, de ce phantasme nécessaire et rassurant d’un tout puissant compagnon prêt à pallier à ses adversités, ses souffrances. Cette attitude commune et inconsciente est par bien des côtés admirable car permettant à l’individu de s’améliorer, de combattre ses pulsions violentes pour une recherche de paix et sérénité dans le vivre ensemble social.
Équilibre et fidélité.
Mais le cœur ébloui et envoûté de la magnificence divine ne saurait se suffire et continuer à accepter cette relation dualiste offensant sa profonde intuition abreuvant toute sa conscience de cette Unicité ultime et totale, cette connaissance et certitude d’un Tout indivisible et homogène enveloppant toute la sphère que l’on appelle Vie : le Tawhid.
A ce moment survient la réalité de nombres de paroles de ces grands initiés que furent les prophètes. Pour épouser et vivre dans le monde divin, il suffit de respecter les lois de cette Harmonie universelle. L’obéissance, c’est à dire l’accordance d’avec les règles et principes du divin, définit l’absorption de la réalité humaine dans la vie divine. Le mental, l’intellect, la raison, la pensée rejoignent l’ordre cosmique, le plan général qui permettent à l’univers d’exister. Nous retrouvons ici l’évidence du holisme qui pose comme irrécusable la situation de dépendance de l’Homme dans la Nature. Partant, ce qu’il détruit autour de lui revient à s’auto-détruire. Il doit donc préserver son écosystème pour sa propre survie, ce que toutes les sociétés traditionnelles avaient
compris depuis des centaines de milliers d’années et que le modernisme est venu mettre en cause : ainsi s’est créé depuis deux siècles la laideur de la pollution terrestre à tous les niveaux.
D’où cette écologie sacrée enseignée par tous les grands esprits qui ont et continuent à mettre en garde l’Homme contre son propre aveuglement, ignorance et cupidité.
Déséquilibre et déchéance.
La stupidité humaine réside donc dans la désobéissance à ces lois du vivant universelles dans le tout de la création. La rébellion à cette institution divine amène le déséquilibre général que l’on constate dans toute l’humanité. Cette règle générale sans laquelle il n’y aurait pas de vie, qui régit l’ordre cosmique est l’Amour, qui est ce sentiment intense d’affection à soi-même d’abord pour sa propre survie, à l’autre et aux autres règnes ensuite pour un milieu de vie serein, c’est à dire sans cette violence qui donne de grandes souffrances à tous les niveaux.
Le décalage entre ces Harmonies universelle et relationnelle engendre le mal-être, le sentiment d’incomplétude, d’insatisfaction malgré tout le matériel possédé, l’insatiabilité rongeant la sérénité, enfantant de plus en plus l’avidité et la cupidité.
Si ceux-là pouvaient seulement ressentir un seul instant la béatitude d’un cœur apaisé, ce monde deviendrait un Éden où chaque enfant mangerait à sa fin, où chaque esprit serait cultivé des semences divines d’où naîtraient les germes de la lumière! Mais à l’évidence, cela n’est pas parti pour !
Il nous reste à chacun de construire son propre monde de douceur et de sagesse en fuyant ces torturés du malheur, en détresse devant le désastre de leurs propre vie et environnement.
Conséquences du déséquilibre.
Partant, une autre notion doit être réhabilitée : celle des châtiments de Dieu contenus dans les textes et paroles des prophètes. Dans les traductions classiques tant des textes anciens indo-européens que l’Ancien Testament, Coran, Veda et autres, Dieu est un châtieur intransigeant quant à ses ordres à l’humain. Il est aussi un commerçant attentif à Son tiroir caisse en fin de journée comptabilisant les actions de ses esclaves,etc. Notions et surtout compréhensions débilitantes s’il en est d’un royaume divin mis au parfum humain avec ses émotions, pensées, réactions d’un Dieu rendu accessible en une image personnifiée. Certains tons de ces mêmes traductions Le rendent méchant et despote exigeant ce qu’un tyran n’hésite pas à infliger à ses créatures asservies.
Dans notre vision des harmonies, Dieu reprend Sa place d’Être aimant, laissant Sa Création évoluer dans un système complet qui s’auto-génère constamment. Les Déluges et les Enfers ne sont que ces ruptures dues à l’Homme lui-même, créant ses propres fractures dans les équilibres de la perfection divine, dans ces Harmonies qui permettent au soleil, au vent, à la terre et à l’eau de perpétuer la Vie et toutes ses beautés, car cette vie est une bien belle création.
Ces châtiments et catastrophes viennent de l’Homme lui-même qui, en tant que produit non fini, inachevé, brise les élégantes proportions des émotions de la matière, s’étouffe lui-même et dégrade toutes choses existantes. Ces même éléments qui lui apportent ses souffrances peuvent lui être immensément bénéfiques s’il réintègre l’Ordre cohérent de la sérénité de l’univers. Le Coran nous dit : « Tout bien qui t’arrive vient de Dieu. Tout mal qui t’arrive vient de toi-même. »
C’est bien cela les notions d’obéissance et de soumission : le respect de la plénitude de la Nature, épouser la dilatation de l’espace et du temps pour s’en affranchir en les assimilant, faire un avec l’univers pour aboutir et vivre dans le non-combat, la paix infinie du Cosmos. La désobéissance mène à la discorde d’avec ce qui est et doit être là. Notre ami-frère-maître Lao-Tseu annonce comme accomplissement l’avènement de l’homme « ordinaire », c’est à dire celui qui découvre, connaît sa place dans « l’ordre », et aussi celle des autres.
Et Dieu dans tout ça ?
N’est-Il pas libre, indépendant de tout, inaccessible, inconcevable, auto suffisant et…Seul ? Et pourtant, n’est ce pas dans cette dimension que sa pauvre créature Homme L’accueillera pour une communion et fusion finales le laissant, ce larmoyant mendiant, inexistant enfin, disparaissant dans Son ultime Amour ?
J’ai voulu rendre ici hommage à un érudit parmi les plus grands du XXème siècle, notre ami-frère-maître Maurice Gloton, maintenant parti pour l’Orient éternel, en nous laissant à côté de sa pléthore d’écrits un petit texte même pas commenté, un simple testament de sa vie, de son état et de sa station dans cette gigantesque Roue de la Nature Universelle.
Que Dieu l’accueille en Son Sein dans un ultime bonheur ineffable. Que son Samsara soit accompli en sa fin de roue karmique pour son Nirvana final, son Fana oul Fana l’enracinant dans son Baka divin. Amen.
Merci Farouq !
Maurice Gloton est impressionnant par toutes ses traductions (dont le Coran) ! Mais ce que je retiens surtout de cet article, par ailleurs admirable et touchant, c’est le « en vous » de 49,7 ; car jusque-là je ne connaissais (mais je n’ai guère consulté que trois traductions) que : « Et sachez que le Messager d’Allah est parmi vous » (coran-francais.com/coran-francais-sourate-49-0.html) ou « l’envoyé de Dieu est au milieu de vous » (M. Kazimirski), ou « inter vi » (Prof. Italo Chiussi).
Cette différence de traduction qui change tout me parle d’autant plus qu’il y a quelque chose de très semblable à propos d’une parole de Jésus auxquels les traducteurs font dire, dans l’ordre chronologique en commençant par la traduction classique de Louis Segond (pasteur protestant, XIXe s.) :
– « Le royaume de Dieu est au milieu de vous » (Evangile selon saint Luc 17, 21) ;
– « Le Royaume de Dieu est parmi vous » (trad., catholique, de l’Ecole biblique de Jérusalem, 1956), qui a l’honnêteté de quand même montrer en note qu’un choix (selon moi malheureux) a été opéré : « On traduit aussi : ‘au dedans de vous’, ce qui ne semble pas directement indiqué par le contexte. »
– « Le Règne de Dieu est parmi vous. » (TOB : trad. oecuménique de la Bible, 1972), où la note pour tenter de justifier leur interprétation arbitraire est encore plus incroyable quant à la raison invoquée : « On traduit parfois : ‘en vous’, mais cette traduction a l’inconvénient [sic !] de faire du Règne de Dieu une réalité intime. »
Comme on dit en anglais : « No comment. »
Ils se permettent donc d’écarter cette traduction alors que le sens de ἐντὸς est justement : « à l’intérieur », « en dedans », « au dedans de ».*
Comme quoi ça vaut le coup de ne pas s’en tenir à des traductions mais, quand on peut, d’aller regarder l’original. (Mais j’avoue ne m’être mis ni au persan ni à l’arabe.)
Paix à vous : entre vous bien sûr, mais surtout en chacun de vous !
Christian L.
* Ce qu’ils ont mis à la place ne figure pas, par exemple, dans le dictionnaire classique de Georgin p. 294 (185.000 exemplaires) mais seulement dans celui, plus complet, de Bailly, p. 689, où on ne le trouve qu’à la 23e ligne, parmi d’autres sens peu fréquents car très dérivés : « par suite : entre, en deçà ».
C’était encore correctement traduit en latin (dans la Vulgate, IVe siècle, par saint Jérôme, qui reste la Bible officielle de l’Eglise catholique), par « intra » (« préposition : en dedans de, dans l’intérieur de »), qu’on trouve par exemple comme préfixe en français dans « intra-utérin » (vie intra-utérine : celle d’avant la naissance, encore à l’intérieur de la mère).
Merci cher Christian pour ce commentaire aussi pertinent, profond dans sa portée qu’érudit. Tu sais à quel point nous autres soufis étudiants sommes attachés non seulement au spirituel et mystique comparés mais plus loin à la levée des barrières artificielles entre pérégrins de Dieu: chaque langage – chrétien, musulman, judaïste, tchamane ou simplement la pensée humaine – rapporte le même voyage vers et dans l’Ineffable. A chacun son cheval, « autant de chemins que de pèlerins » disent nos maîtres.
Effectivement, nous partons ici d’une langue consonantique à racine telles que le phénicien d’origine et ses « filles »: araméen, hébreu, arabe, syriaque, etc.- pour aboutir à des langues phonétiques, vocaliques comme la nôtre. Autant vouloir emprisonner le vent en refermant sa main n’est-ce pas?! En fait, une telle « traduction » imposée n’est rien moins qu’une réduction radicale de la richesse d’un mot, un appauvrissement absolu d’une pensée universelle. Une ineptie d’ignorant donc !
Ainsi trouve t-on dans toutes les traductions de tous les textes sacrées – Ancien Testament et Coran particulièrement – des ordonnances complètement contraires à cette idée que nous nous faisons de toute religion : une dimension d’amour pour des âmes en quête de béatitude. Ces textes nous parlent souvent d’un Dieu vengeur, commerçant, cruel qui commande la violence, la vengeance, la guerre, etc. Un cœur bienveillant et épris de paix ne peut pas adhérer à de telles notions, apanage d’un système politique du religieux. D’où ces millénaires de guerre au nom du même Dieu.
Tu l’as magnifiquement rapporté : « l’inconvénient est de faire du règne de Dieu une réalité intime » ! Si c’est une aberration pour certains, c’en est une recherche pour d’autres dont nous faisons partie et nous en demandons humblement et ambitieusement la grâce à son Roi.
Tu sais la proximité que nous avons avec Jésus et son modèle de détachement du monde pour atteindre, se réaliser dans le vrai Royaume et fuir les illusions d’un monde matériel étriqué et misérable. Tous les grands initiés de l’humanité sont vraiment « en » nous et nous progressons dans le mission de leur héritage. Pour notre propre accomplissement.
Ainsi se rejoignent les différentes couleurs de ces âmes exaltées et héroïques, de ces âmes fondues dans le feu de la lumière divine, de ces âmes qui ne s’appartiennent plus, de ces âmes qui n’existent plus.
A te revoir.