• L’islam en Chine

    Titre original Rechercher la connaissance en Chine par le Dr. Umar Faruq Abd-Allah lien

    Article proposé par Mawlana Daoud Badat (Khanqah Imdadia Aschrafia Ile de la Réunion)

    Traduit par Gilles Pichegru

    Cet article met en lumière la longue histoire de l’islam en Chine et le génie culturel de ses musulmans indigènes qui créèrent un mode de vie qui préservait leur identité islamique tout en étant des participants actifs dans la civilisation hautement développée non musulmane dans laquelle ils vivaient. Le Prophète a dit : « Cherchez la connaissance même en Chine car la recherche de la connaissance appartient à tout musulman. » Naturellement les musulmans chinois chérissaient ce Hadith abondamment cité. Mais pour tous les musulmans, l’allusion du Prophète à la Chine indique qu’il y a quelque chose d’unique et de durable à cet endroit. Ce Haddith sonne aussi vrai aujourd’hui que jamais.

    La simple mention de ‘musulmans chinois » déconcerte beaucoup de gens: » Vous voulez dire qu’il y a des musulmans en Chine? » Même ceux qui sont familiarisés avec le monde islamique et qui connaissent l’existence de musulmans chinois ne sont souvent conscients que des Ouighours d’origine turque du Xinjiang, vaste province du nord-ouest de l’Asie centrale. Cet article porte exclusivement sur l’histoire et la formation culturelle de la plus grande population de musulmans de la république populaire de Chine, le peuple Hui. Contrairement aux Ouighours, les Huis sont de culture chinoise et virtuellement indifférenciables de la communauté Han qui constitue une grosse majorité d’un milliard de personnes en Chine. Les Hui vivent depuis des siècles à l’intérieur des frontières de la Grande Muraille de la Chine de l’est où sont situées les principales métropoles et ils constituent les musulmans chinois proprement dits.

    A l’occasion, les Hui expriment leur frustration d’être largement méconnus ou confondus avec leurs correligionaires Ouighours. Elizabeth Allés cite un visiteur occidental en Chine qui observe un homme d’apparence chinoise portant calotte à l’extérieur de la mosquée principale de la ville et lui dit: » Ce bâtiment ressemble à une pagode et c’est pourtant une mosquée. Comme c’est étrange! Les musulmans de Chine sont les populations d’origine turque du Xinjiang ! ». L’homme répondit: « Regardez-moi. Je ne suis pas un Ouighour, et je n’appartiens pas à une population turcophone. Je parle chinois, je suis de Pékin.Je suis musulman . Je suis un Hui. »

    Définition des Hui par eux-mêmes

    Historiquement, la Chine était appelée le » Royaume du Milieu ». Ce nom reflète plus que la conception chinoise de la géographie. Il exprimait la croyance que la traditon chinoise était basée sur l’harmonie entre le Ciel et la Terre, les deux grandes réalités métaphysiques, faisant de la Chine la Terre Sacrée et la plaçant au centre du cosmos.

    L’islam ne pouvait s’épanouir en Chine sans tempérer son caractère sémitique et sans créer une relation respectueuse envers l’antique civilisation de Chine. Les Chinois considéraient leur société comme la quintessence du développement humain. Les peuples étrangers étaient considérés comme des barbares et les Chinois ne s’ouvraient pas volontiers à des valeurs et des croyances étrangères. Pour réussir sur la Terre Sacrée, les musulmans devaient faire la preuve de leur compatibilité avec la philosophie chinoise.

    Les chercheurs Hui ont fouillé dans la tradition islamique, ont trouvé des ressources qui leur ont permis de réfléchir au-delà de la boîte abrahamique et ont découvert un terrain commun avec le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme. La double maîtrise des traditions islamique et chinoise permirent aux chercheurs musulmans de prendre un contrôle interprétatif sur comment eux et leur religion seraient définis en Chine. Leur réussite posa la fondation d’une culture musulmane indigène durable qui renforça leur propre estime et encouragea un esprit dynamique pour les Hui en tant que peuple musulman dans le contexte d’une antique civilisation non-islamique.

    Il y a une convention établie depuis longtemps chez les chercheurs occidentaux de parler de l’islam chinois comme d’une sinicisation [rendre chinois] de la foi et de la pratique islamiques « orthodoxes ». Cette convention crée un discours hégémonique qui renforce les affirmations au sujet de l’islam d’une culture monolithique. Elle marginalise aussi la valeur du génie culturel Hui. Un islam « hétérodoxe » sinicisé est douteux même aux yeux des Hui et n’a que peu de valeur instructive auprès des autres.

    La notion de sinicisation de l’islam en Chine est basée sur une fausse idée reçue sur l’islam et sur son attitude envers les cultures indigènes. Elle présume que la seule expression valide (« orthodoxe ») de l’islam est moyen-orientale. En réalité, ni les sociétés musulmanes dans l’histoire ni la loi islamique classique n’ont produit de modèles uniformes de l’expression culturelle islamique . Les musulmans ont toujours produit des formes indigènes de l’expression culturelle islamique où qu’ils soient allés, et le procédé était encouragé par la loi religieuse de l’islam. La réceptivité culturelle local produisait une merveilleuse mosaïque d’unité dans la diversité encore visible aujourd’hui. Le génie culturel inhérent à l’islam a créé une civilisation islamique globale qui étend son éventail de la Chine à l’Atlantique.

    L’architecture des mosquées est une des parts les plus flagrantes de la grande mosaïque culturelle, et la mosquée traditionnelle chinoise illustre joliment la capacité de l’islam à exprimer l’unité dans la diversité, à savoir l’unité englobante de la foi islamique dans la diversité régionale de la culture chinoise. Un imam de la mosquée centrale de Pékin a dit du peuple Hui : » Les musulmans Hui sont semblables à cette mosquée. A l’extérieur, nous ressemblons complètement à des Chinois. A l’intérieur, nous sommes[des musulmans] purs et vrais ». Les Hui cultivèrent à la fois la calligraphie arabe et chinoise. Souvent, les Hui utilisaient la calligraphie isolèment. En entrant dans une mosquée , il est commun de trouver un grand mur avec ces mots chinois audacieux : La religion primordiale depuis la fondation du Ciel (Kai Tian Gu Jiao).

    L’usage Hui de la langue chinoise et des formes de culture indigène pour trouver un terrain commun de compréhension reçut un ample soutien de la tradition islamique. Le Prophète a enseigné:  » Honorez les peuples suivant l’éminence de leurs positions ». L’imam Ali, cousin du Prophète et quatrième calife de l’islam, a dit : » Parlez aux gens en termes qui leur soient familiers. Aimeriez-vous que la cause du mensonge soit attribuée à Dieu et à son messager? » Ibn Mas’ud un proche compagnon du Prophète se fit l’écho du même sentiment : »N’employez jamais avec le peuple des mots que leurs intellects ne pourraient pas comprendre mais qui seraient une épreuve pour certains d’entre eux ». La synthèse culturelle Hui permit aux musulmans en Chine d’honorer la renommée de la tradition chinoise comme étant la meilleure et de parler avec des mots qui étaient facilement intelligibles et honorables d’ un point de vue chinois.

    Pour communiquer efficacement avec les Chinois non-musulmans, il était nécessaire pour les Hui de reconnaître les conventions culturelles chinoises et de dépasser les expressions usuelles de la religion sémitique. Ce faisant, les Hui découvrirent un nouvel univers symbolique enraciné à la fois dans l’islam et dans les philosophie et religions de l’Orient et qui était facilement intelligible par les Chinois. L’idée d’un dieu personnel, d’une résurrection et d’un jour du Jugement Dernier, par exemple, était étrangère à la pensée chinoise. Les chercheurs Hui cultivèrent un language concis, sophistiqué et choisirent des analogies chinoises adéquates pour enjamber le vide entre deux états d’esprit très différents. La communication inter-culturelle effective pour communiquer avec les Chinois non-musulmans était non seulement essentielle, elle était aussi nécessaire pour atteindre beaucoup de membres de la communauté Hui qui avaient été scolarisés dans la tradition chinoise et n’étaient pas familiarisés avec le discours usuel islamique. Si les Hui avaient échoué dans la tâche de construire des ponts inter-culturels ils se seraient relégués, eux et leur foi à l’obscurité.

    Des visions du monde radicalement différentes n’étaient pas le seul obstacle que les Hui rencontrèrent. Pour commencer, la translittération de mots arabes était virtuellement impossible. Le système d’écriture chinois n’est pas phonétique et utilise des idéogrammes symboliques et descriptifs.La prononciation des idéogrammes varie d’une religion à l’autre. Il était possible de choisir des idéogrammes qui pouvaient être lus avec des sons approchant les mots arabes, mais de telles translittérations étaient rarement adéquates car les sons chinois correspondaient rarement aux mots arabes. La translittération la plus acceptable de « Muhammad », par exemple, nécessitait quatre idéogrammes et se prononçait Mu Han Me De. L’utilisation de tant d’idéogrammes pour un seul mot était inélégant et encombrant. Il y avait un risque additionnel que les idéogrammes choisis, même s’ils approchaient les sons arabes désirés puissent avoir des associations symboliques inappropriées en chinois

    Les Hui contournèrent le problème de la translittération en inventant des interprétations pleines de sens des mots arabes. Ils se référaient à Dieu en tant que L’Un, Le Vrai, Le Vrai Seigneur, le Vrai maître. Les expressions correspondaient aux noms islamiques du dieu personnel abrahamique mais ne choquait pas la tradition chinoise, qui considérait les références à un dieu personnel comme anthromorphiques. L’ancienne tradition chinoise avait une fois affirmé un dieu personnel, qui était appelé le Suprême et le Souverain Suprême. Plus tard, la pensée chinoise préféra, cependant, des noms non personnels tels que le Principe Suprême. Un chercheur Hui réputé reconnut l’ancienne tradition chinoise d’un dieu personnel, qu’il considéra comme un reste de la religion prophétique primordiale mais utilisa un vocabulaire pour Dieu qui ne heurterait pas la compréhension de ses contemporains.

    Notre pure et vraie religion[ l’islam], la vraie foi émergea à l’ouest [ le Moyen Orient] et vint en Chine au cours des années, commençant au temps de la dynastie Tang. Notre reconnaissance du vrai seigneur et créateur qui vint du premier être humain, n’avait pas été perdu en Chine. Réflechissez sur l’essence de ce fait. Retournez à la source. Ainsi, vous aussi pouvez vous saisir de la doctrine correcte de [l’islam], le Pur et Vrai..

    Les Hui se réferrent au prophète Muhammad non par une maladroite allitération de son nom arabe mais comme le plus grand Serviteur, le Sage, le Plus Grand Sage et l’Humain Suprême. Ils appelaient l’unicité de Dieu (tawhid) Vivre dans l’Un et retourner vers l’Un. Ils se réferraient au Coran comme au Classique, ce qui le mettait dans la même catégorie que les livres sacrés et révérés (appelés « Classiques ») dans la Chine ancienne. Il était aussi connu comme le Classique Céleste et le Vrai Classique du Véritable Envoyé. La direction de la prière vers la Mecque était appelé la direction du Ciel.Le monde des sens (‘alam al-shahada) était appelé le Monde des Couleurs: sa contre-partie, le monde du non-vu (al-ghayb) était appelé le Monde Sans Couleurs. Le Jardin était le Pays du Ciel et du Bonheur Ultime. L’Enfer était la Prison Terrestre et la Terre Interdite ( les deux termes étaient basés sur la conception chinoise du Ciel et de la Terre comme des réalités métaphysiques supérieure et inférieure)

    Il aurait été culturellement problématique d’appeler l’islam « soumission » ou de le translittérer, ce qui aurait produit la forme maladroite Yi Si Lan Jiao [la religion de l’islam]. Le chercheur Hui choisit d’appeler l’islam la religion du Pur et du Vrai [ Qing Zhen Jiao]. Les mots exprimaient l’essence de l’islam, évitaient les associations étrangères et faisaient ressortir les valeurs-phares chinoises, désignant l’islam comme foi apparentée. Le témoignage de foi (kalimat al shahada) était appelé les Mots même du Pur et du Vrai.

    Le Pur et le Vrai était d’anciens symboles chinois du sacré. Un des premiers dictionnaires étymologiques fait remonter le sens à l’expression: »Du Pur et du Vrai le désir est absent. C’est tout ce qui ne change pas ».Le Pur (qing, prononcé ching) désignait la pureté au-dedans et au-dehors. Elle connotait la lucidité de la foi et de la pensée et l’absence de motifs égoïstes. Le Vrai(zhen) était un nom du Principe Créateur (Dieu) et correspondait aux notions chinoises de vérités éternelles qui sous-tendent l’ordre cosmique (sunnat Allah fi al-khalq)

    Comme l’observe Tru Gladney, en appelant l’islam La Pure et Vraie Foi les Hui s’approprièrent avec succés les symboles indigènes du sacré, ce qui les plaçait stratégiquement au centre de l’univers symbolique chinois et fit « tourner les tables de la société chinoise ». Appeler l’islam Pure et Vraie Foi est une illustration du contrôle interprétatif à son plus haut niveau.Le Pur et le Vrai devint le fondement de la culture musulmane indigène chinoise. Il a joué un rôle fondamental en formant une identité réciproque chinoise-islamique et permit aux Hui d’obtenir le meilleur des deux traditions religieuses et des civilisations qu’elles inspirèrent.

    Penser au-delà de la boîte abrahamique

    Deux chercheurs Hui du début de la période mandchoue-Wang Daiyu et Liu Zhi-are sont largement considérés comme l’apogée de la pensée chinoise musulmane. Les deux avaient étudié l’arabe , le persan et fait des études classiques islamiques. Ils avaient mémorisé le Coran dans leur jeune âge et maîtrisaient l’école de loi Hanafi que les musulmans chinois suivaient invariablement. Ils avaient également étudié la théologie islamique, la philosophie et le soufisme métaphysique.

    Wang Daiyu naquit à la fin du seizième siècle et reçut une éducation exclusivement islamique dans sa jeunesse mais il ne fut pas instruit dans les classiques chinois. Une fois qu’il eut atteint l’âge adulte et acquis une bonne réputation en tant que musulman, il se mit à considérer son ignorance de la tradition chinoise comme « de la stupidité et de la petitesse », car il lui était impossiblede comprendre ceux qui autour de lui avaient été éduqués dans la tradition chinoise. Il se mit au travail assidument pour remédier à cette déficience et celà pendant des années d’études intenses. Liu Zhi appartenait à la génération suivante. Son père, Liu Sanjie, lui aussi chercheur musulman réputé, admirait Wang Daiyu et était déterminé à ce que Liu Zhi suivent ses traces. Le père de Liu Zhi prit des arrangements pour que son fils ait simultanément une éducation dans les traditions islamique et chinoise dés son jeune âge.

    Le travail de Wang Daiyu et Liu Zhi ne fut pas apologétique. Le but était simplement d’expliquer la nature de l’islam, pas de convaincre la société chinoise de ses vérités ou de le défendre contre ses critiques. Leur premier public n’était pas des non-musulmans mais des corréligionnaires Hui qui avaient étudié la tradition chinoise mais qui n’avait pas un accés direct aux moyens d’expression arabe et persan. Cette classe de Hui était relativement nombreuse et était pénétrée d’une vision du monde pleinement chinoise. Généralement les chercheurs Hui qui manquaient de pratique dans la tradition chinoise pouvaient à peine les comprendre et avaient peu d’espoir d’avoir un effet positif sur eux .

    L’imagerie, les analogies et les modes d’argumentation qu’utilisaient Wang Daiyu et Lui Zhi étaient soigneusement choisis et finement affûtés. En utilisant des mots que les Hui éduqués à la chinoise pouvaient facilement comprendre, les deux chercheurs attiraient indirectement un second auditoire parmi l’intelligentsia chinoise et les chercheurs religieux. Leurs livres étaient imprimés et largement distribués parmi les musulmans et les non-musulmans. En une occasion, l’abbé du monastère bouddhiste de la Montagne de Fer vint questionner Wang Daiyu et l’engagea dans un débat de plusieurs jours. A la fin, l’abbé reconnut la supériorité de la pensée de Wang Daiyu et devint son disciple. Lui Zhi fut une fois interrogé sur la nature de la vie et de la mort d’un point de vue islamique, il répondit d’une manière classiquement chinoise: » La vie est aussi la non-vie et la mort est aussi la non-mort. » Celui qui avait posé la question demanda une clarification supplémentaire: »Dites m’en plus s’il vous plaît ». Lui Zhi répondit: » La vie est aussi la non-vie car elle comporte la mort et la mort est aussi la non-mort car elle retourne à la vie « .

    Les deux chercheurs reconnaissaient l’intégrité et la vérité essentielle de la tradition chinoise. Comme le note Tu Weiming,  » ils offraient une vision de l’islam qui pouvait être concrètement réalisée dans la Chine confucéenne ». Ils ne considéraient par leur foi comme diamétralemnt opposée à la tradition chinoise, ils se mettaient plutôt à explorer les deux héritages en une entreprise commune au bénéfice des deux et imbriquaient « de manière transparente » l’essence des enseignements islamiques et la culture confucéenne ».

    En se maintenant dans la tradition Hui, Wang Daiyu et Liu Zhi ne remettaient pas en question les conceptions fondamentales de la pensée chinoise et les acceptaient comme vraies et évidentes. Mais aucun des deux n’hésita à montrer les fautes de la tradition chinoise là où ils pensaient qu’elle s’était trompée. et tous les deux insistaient avec assurance sur la supériorité de l’enseignement islamique. Leurs critiques étaient respectueuses et mesurées mais jamais aussi sévères que celles d’écoles chinoises de religion et de philosophie dissidentes entre elles.

    Plus important, Wang Daiyu et Liu Zhi n’ont pas cherché à déconstruire la pensée chinoise mais plutôt à bâtir dessus et à démontrer son harmonie avec l’essence des enseignements islamiques. Ils basaient leur synthèse de la pensée islamique et chinoise sur le paradigme central de la métaphysique chinoise, l’unité ontologique du Ciel, de la Terre et des Dix Mille Choses (le monde phénoménal)

    Wang Daiyu et Liu Zhi élaborèrent une morale métaphysique méticuleusement enracinée à la fois dans les visions du monde islamique et chinoise. Par contraste avec la pensée traditionnelle chinoise, ils soulignaient que seule l’unicité du Créateur pouvait expliquer l’uniformité du Ciel de la Terre et des Dix Mille Choses. Ils expliquaient que concevoir seulement les manifestations du Tao (la nature inhérente des choses; sunnat Allah) comme seule force derrière la création était comme confondre le tableau avec le peintre ou avec le miroir pour une jolie femme qui se mirerait dedans.

    En expliquant la profession de foi islamique- « Il n’y a de dieu que Dieu et Muhammad est son prophète »- ils expliquaient que les deux phrases « clarifiaient la différence entre l’Unique et le Numérique. » Le premier existe totalement sans dépendance vis-à-vis de la réalité phénoménale et le second est totalement dépendant du premier. La métaphysique morale de l’islam, expliquait Wang, ne pouvait que devenir  » la source de la claire vertu » une fois la distinction faite. Il affirmait: » Quand la claire vertu est clarifiée, il y a la vraie connaissance. Quand il y a la vraie connaissance, le soi est connu. Quand le soi est connu le coeur devient vrai. Quand le coeur est devenu vrai, les intentions sont sincères. Quand les intentions sont sincères les paroles sont fermes Quand les paroles sont fermes, le corps est cultivé. Quand le corps est cultivé, la famille est règlementée. Quand la famille est règlementée, le pays est gouverné. »

    Tous les deux,Wang Daiyu et Liu zhi, considéraient le confucianisme, religion officielle de la Chine, plus proche de la philosophie islamique que le taoïsme ou le bouddhisme, bien qu’is reconnussent volontiers les vérités universelles dans toutes ces traditions. L’islam et le confucianisme constituaient cependant à leurs yeux une culture commune. Dans un ouvrage intitulé La philosophie de l’Arabie, Liu Zhi offrait une réflexion sur les traditions taoïste et bouddhiste qui gagna l’approbation du vice-ministre du Bureau chinois de la Bienséance. Ce dernier remarqua dans sa préface à l’ouvrage que Liu Zhi mettait en lumière la manière des anciens sages chinois. Le vice-ministre insistait: « Ainsi, bien que son livre explique l’islam, il illumine en vérité notre confucianisme. »

    Wang Daiyu et LiuZhi se sont concentrés sur cinq principes centraux au coeur des visions islamique et chinoise de la réalité qui représentaient le terrain commun essentiel entre les deux traditions. Les chercheurs invoquaient le fait que chacun des principes était implicite dans la profession de foi islamique.- » Il n’y a de dieu que Dieu et Muhammad est le messager de Dieu »- commençant avec l’affirmation du Un absolu (Dieu) et de l’Humain Parfait (le Prophète). Chacune des cinq vérités dérivait de la vérité centrale et était un corollaire des autres.

    Le premier principe affirmait que l’unicité de Dieu (l’Absolu) confirmait que toute existence était gouvernée par une seule, suprême Réalité. Le second principe affirmait la continuité de la nature, l’équilibre et la parfaite harmonie du Ciel, de la Terre et des Dix Mille Choses. Le troisième principe était celui de la Voie du Milieu (Loi prophètique et Sunna), qui éliminait l’extrêmisme et posait les fondements d’une vie individuelle et sociale saine. Le quatrième était la principale composante humaniste de la Voie du Milieu en tant qu’incarnation de l’Humain Parfait comme incarnation de la Voie du Milieu. Bien que les prophètes ( les sages suprêmes) étaient l’incarnation suprême de la perfection humaine, les sages d’autrefois et les saints (awliya’) partageaient cette perfection et étaient également des modèles exemplaires. Le principe final était la composante humaniste universelle de la perfection humaine en général, l’objectif le plus élevé, à la fois de l’islam et de la tradition chinoise. Elle nécessitait l’adhésion à la Voie du Milieu, l’émulation des Sages suprêmes et la confiance dans la bonté intrinsèque (fitra) de l’âme humaine.

    Il est fait allusion aux cinq principes partagés et leurs implications dans le bien-être général dans les écrits de Liu Zhi:

    • Seuls ceux qui sont Purs et Vrais peuvent pleinement réalisés leur nature.
    • Pleinement capables de réaliser leur nature, ils peuvent pleinement réaliser la nature de l’humanité.
    • Pleinement capables de réaliser la nature de l’humanité, ils sont pleinement capables de réaliser la nature des choses
    • Pleinement capables de réaliser la nature des choses,ils peuvent participer au processus nourrissant et transformatif du Ciel et de la Terre
    • Pleinement capables de participer au processus nourissant et transformatif du Ciel et de la Terre, ils peuvent former le troisième élément essentiel à l’union du Ciel et de la Terre.

    Le minaret de la mosquée de Xi’An

    Conclusion : L’héritage Hui dans l’apprentissage d’être humain

    L’insistance sur l’art d’apprendre à être humain en tant que part essentielle de la religion est l’un des grands legs de la culture musulmane Hui pour le monde d’aujourd’hui. L’avancée de la civilisation moderne, comme le note Sachiko Murata, s’est faite au détriment de notre humanité. Le leg de l’islam en Chine met en relief l’importance de se rappeler ce que signifie être humain. Pour paraphraser les mots de Lui Zhi: Nous ne pouvons réaliser la vraie nature des choses que si nous nourrissons notre humanité et c’est seulement lorsque nous réalisons la vraie nature des choses que nous pouvons devenir une part du processus transformatif et nourrissant du Ciel et de la Terre.

    La quête en vue de devenir véritablement humain demande de l’attention et de la sympathie envers l’humanité des autres. Wang Daiyu et Lui Zhi illustre cette possibilité d’échapper à ses propres limitations culturelles et de découvrir le soi et l’autre. Pour accomplir cette tâche, ils ont maîtrisé la tradition abrahamique et libéré son potentiel. Avec un égal sérieux, ils ont fouillé les traditions non-abrahamiques de Chine et découvert un vaste terrain commun. Dans cette prouesse, comme l’observe Murata, Wang Daiyu et Lui Zhi ont anticipé la ligne de conduite que nous devons suivre aujourd’hui si nous voulons découvrir notre humanité et celle des autres. Bien que nous vivions à l’ère de l’information, notre connaissance de nous-mêmes et des autres tend à être mal informée et superficielle. Nous aussi devons cultiver la connaissance des traditions humaines à l’intérieur et à l’extérieur de la boîte abrahamique, avec le même sérieux et la même profondeur.

    Comme çela a été noté dés le début, l’expérience Hui dans l’histoire fournit un bon exemple d’une harmonie durable entre deux civilisations très différentes. Les épisodes plus sombres de l’histoire des Hui sont une rupture exceptionnelle dans plus d’un millénaire d’harmonie. Mais la violence communautaire Hui-Han eut lieu à des moments de désordre politique et d’effondrement de l’autorité centrale. Les explosions n’émanaient pas d’un affrontement d’idéaux ni de valeurs mais de conflits d’intérêt régionaux et étaient souvent enflammées par des chamailleries mesquines. Les troubles se sont produits à des moments où les Hui étaient devenus une part intégrante de la culture chinoise à tous les niveaux sociaux, pourtant, précisément pour cette raison, ils étaient entrés en compétition directe avec la majorité Han.

    La discorde Han-Hui est un rappel que l’harmonie interne des civilisations ne va jamais de soi. La violence a suivi presqu’un millénaire de coexistence pacifique et préfiguré les conflits domestiques qui ont déchiré des nations-états et des cultures régionales à notre époque. Dans les récentes décennies, beaucoup des conflits sanglants n’ont pas été entre des civilisations mais à l’intérieur comme nous l’avons vu dans le génocide rwandais et les violences inter-musulmans suivant des lignes ethniques et sectaires en Afghanistan, en Irak et au Soudan. Les conflits reposent sur des lignes de faille de classe, d’ethnicité et de différences sectaires qui sont accentuées et exploitées pour des gains politiques et , comme dans la tragédie Han-Hui, résultent de défaillances interne des civilisations, pas à leurs natures inhérentes.

    L’histoire de l’islam en Chine est spécialement pertinente en ce qui concerne la grande et croissante diaspora musulmane de l’Ouest. Les traditions humanistes et les valeurs démocratiques de l’Ouest ont permis à ces communautés de coexister aux Etats-unis, au Canada et en Europe avec la promesse d’un meilleur futur. En même temps, il existe d’importants obstacles à leur développement durable. Les crises géopolitiques entre l’Ouest et le monde islamique sur des intérêts conflictuels – spécialement le pétrole- et un antagonisme croissant entre les deux camps constituent peut-être le plus sérieux de ces problèmes. A moins que cette crise ne soit désamorcée, elle a la capacité de ressusciter les vieilles peurs et les haines irrationnelles menant peut-être à la destruction de la diaspora. Les musulmans qui vinrent les premiers en Chine étaient ethniquement variés, mais la diversité des minorités musulmanes dans l’Ouest est sans précédent dans quelque société musulmane que ce soit et les communautés musulmanes occidentales sont dangereusement divisées suivant les classes et les frontières ethniques. Il y a aussi le facteur temps. La culture Hui s’est développée sur plus d’un millénaire; les musulmans de l’Ouest n’ont que peu de temps pour créer une cuture indigène viable.

    En évaluant les réalités de la diaspora musulmane et les relations Est-Ouest, il ya des raisons d’espérer autant que de désespérer Les deux possibilités devraient motiver un travail méthodique dans la tradition de Wang Daiyu et de Liu Zhi, sans donner dans un enthousiasme excessif ni dans l’absence d’espoir. La loi universelle des opposés, que l’on trouve à la fondation des points de vue chinois ( et islamique), demande de la sobriété et de la sagesse pour relever les défis. Le Livre des Changements (Yi Jing/I Ching), un ancien Classique chinois, se penche sur la loi des opposés , qu’il exprime par le symbole bien connu du binaire primordial du Yin et du Yang. Le dessin indique que les opposés (y compris l’espoir et l’absence d’espoir) sont étroitement liés pour toujours et mélangés dans leur vraie nature. Ils ne peuvent jamais survenir dans un complet isolement et chaque binaire donne nécessairement naissance à son contraire. Ce qui nous donne de l’espoir véhicule un potentiel d’absence d’espoir; et ce qui mène au désespoir est aussi une raison d’espérer. Et surtout, comme l’affirme Abdal Hakim Murad, nous devons toujours être assurés que « l’histoire est entre de bonnes mains ».

    Il semblerait que trouver un terrain commun entre les civilisations occidentales et islamiques devrait être plus naturel que la synthèse que les hui créèrent entre l’islam et l’héritage non-abrahamique de la Chine. Contrairement à la Chine, l’islam n’a jamais été très éloigné de l’Ouest. Il était juste au sud et à l’est de l’Europe et, en général, autant partie géographique de l’Ouest que sa contrepartie européenne. Les deux, civilisation occidentale et civilisation islamique avaient leurs racines dans les valeurs et croyances abrahamiques. Elles ont partagé des histoires parallèles et ont pareillement emprunté à la civilisation gréco-romaine. Les deux civilisations ont cultivé la science, les mathématiques et la philosophie. Même l’humanisme- idée centrale de la civilisation occidentale moderne- émergea d’abord dans le monde islamique ,tout comme le système universitaire, le grade du doctorat et la liberté académique. Comme l’observe Richard Eaton, géographiquement et en termes de croyances et de valeurs, l’islam n’a jamais été étranger à l’Ouest mais il était trop près pour le confort. C’était la proximité, la similarité et les conflits d’intérêt géo-politiques- pas des différences irréconciliables- qui a transformé ces deux soeurs en rivales.

    L’islam en Chine a laissé le legs unique d’un accomplissement culturel qui est plus que jamais précieux. Il démontre le potentiel de ressources de l’islam pour vivre en harmonie avec des civilations largement différentes. Il montre un niveau d’excellence dans un monde mondialiste en quête d’un vrai pluralisme basé sur une compréhension et des intérêts mutuels. Comme par le passé, la civilisation chinoise reste une destination valable pour cette recherche, et le leg historique du peuple Hui constitue un exemple instructif de la sagesse unique que l’on trouve toujours en Chine.

    George Makdisi espérait qu’il serait possible, dans le contexte du monde moderne, pour l’Ouest et le monde musulman, de découvrir leurs valeurs communes et de tirer la meilleure part de notre histoire commune et non la pire.

    D' »emprunteur » au Moyen Age, l’Ouest est devenu » prêteur » dans les temps modernes, prêtant à l’islam ce que ce dernier avait oublié depuis longtemps, en tant que son propre produit « maison ». Ainsi, non seulement l’Est et l’Ouest se sont rencontrés mais ils ont agi, réagi et interagi, dans le passé comme dans le présent et, dans une compréhension et une bonne volonté mutuelle, ils peuvent très bien continuer ainsi dans le futur au bénéfice des deux.

    La relation réussie de la Chine avec l’islam pendant plus d’un millénaire devrait incité les mondes occidental et islamique à surmonter leurs différences, trouver un remède à leur amnésie historique et surmonter l’incohérence réciproque qui les maintient séparés. Peut-être, sous cet éclairage, pourront-ils finalement atteindre une coexistence harmonieuse aussi profonde que celle de la Chine et de ses musulmans indigènes.

    Historique des musulmans de Chine

    Les Hui sont parmi les plus grandes minorités religieuses et ethniques de Chine. Leur nombre exact est difficile à déterminer et trés controversé. De toutes les minorités chinoises, ils sont indiscutablement les plus largement dispersés. Ils vivent dans toutes les provinces de Chine, même sur les îles côtières et sont presque unifomément répartis entre zones urbaines et zones rurales. Ils ont tendance à se concentrer autour des mosquées locales, conformément au dicton Hui : » [Nous] sommes largement dispersés en petites concentrations ». Pendant des siècles, les Huis ont joui d’une considérable indépendance et d’une force économique, renforcées par une culture islamique indigène sûre d’elle-même, une solidarité sociale et un sens profond d’être simultanément musulman et chinois.

    Les musulmans de Chine ont joué un rôle important dans l’histoire du pays, contribuant à la vie militaire, administrative et économique. Le Hui le plus connu dans l’histoire chinoise est probablement ZHeng-He, le célèbre amiral de la flotte impériale chinoise de 1405 à 1433. Avec plus d’une centaine de lourds vaisseaux et trente mille hommes sous ses ordres il aborda plus de quarante pays. A raison, beaucoup de Chinois considèrent Zheng He comme l’incarnation de la chance. Gavin Menzies dit dans son best seller controversé « 1421: l’année où la Chine découvrit l’Amérique » que les voyages de Zheng He le menèrent au Nouveau Monde plus de soixante-dix ans avant Colomb.

    En 2005, le six-centième anniversaire du premier appareillage de la flotte de Zheng-he fut commémoré dans tout le monde sinophone.

    Le prophète Muhammad aurait attiré l’attention sur la singularité de la Chine en tant que source de connaissance. Nombre de sources islamiques bien considérées racontent qu’il a dit:  » Cherchez la connaissance même en Chine, car la quête de la connaissance incombe à tout musulman ». Les chercheurs tradionnalistes musulmans remettent en cause l’authenticité de cette citation, mais elle a longtemps occupé une place centrale dans la conscience musulmane et reste une des citations les plus connues du Prophète. Presqu’aucun musulman où que ce soit ne l’ignore.

    La plupart des musulmans ont considéré ce Hadith comme une parole les pressant d’aller chercher la connaissance sans tarder même si cela doit les amèner à l’autre bout du monde. Pour les musulmans chinois qui habitent littéralement à l’autre bout du monde, cette parole du Prophète a pris une signification spéciale. Elle a été considérée comme un hommage incommensurable à leur patrie comme une source unique de connaissance et de sagesse.

    Malgré l’importance de l’islam en Chine pendant plus d’un millénaire, peu de chercheurs, musulmans ou pas, ont porté leurs efforts sur son étude avant les temps modernes. Des missionaires chrétiens furent parmi les premiers à entreprendre une étude sérieuse et académique des Hui et à les faire connaitre aux chercheurs occidentaux. Le christianisme fut le premier à pénétrer en Chine de manière discrète après l’avènement du Christ. Il disparut au bout du compte sans laisser de trace. Les missionaires voulaient de meilleurs résultats. Les Hui les intriguaient parce qu’ils ont prospéré pendant plus d’un millénaire. Reconnaissant l’islam comme une foi qui leur est apparentée, les missionaires pensaient que cette étude de l’expérience Hui révélerait le secret de leur longévité.

    La recherche récente s’est aussi focalisée sur la capacité historique des musulmans Hui à prospérer dans une civilisation clairement non-musulmane. Dru Gladney affirme que l’expérience Hui est une réfutation probante de la thèse de Samuel Huntington sur l’affrontement des civilisations. Du point de vue de Huntington, il y a peu de chances que des civilisations différentes vivent en harmonie et cherchent un futur commun.

    Bien que les Hui et les Han n’aient pas toujours vécu en harmonie, la plus grande partie de l’histoire de l’islam en Chine apporte une exception notable à la théorie de Huntington.

    Le développement de l’islam en Chine

    L’histoire de l’islam en Chine s’étend sur plus de cinq dynasties impériales majeures jusqu’à la fondation de l’état-nation chinois moderne. Les premières pierres tombales musulmanes et les archives historiques chinoises témoignent d’une présence musulmane en Chine depuis le septième siècle, peu de temps après l’avènement de l’islam. Des contacts diplomatiques musulmans avec la Chine ont pu avoir lieu dès le califat d’Uthman, peu après la mort du Prophète. ( Sa`d ibn Abi Waqqas fut l’envoyé du calife Uthman). Des contacts officiels entre le monde musulman et la Chine eurent lieu de temps à autre durant l’apogée des premiers empires islamiques (Omeyades et Abbassides) du septième au onzième siècle.

    En 755, le calife abbasside Al-Mansour envoya des soldats musulmans en Chine pour aider l’empereur Tang à mater une rebellion. Après cela, l’empereur encouragea les soldats à rester à son service, à s’installer en Chine et à épouser des femmes chinoises. Cette décision débuta une tradition qui dura un siècle de soldats musulmans servant l’empereur chinois. Dans la mémoire collective Han, l’islam chinois doit ses origines à cette politique impériale. La véritable histoire du développement de l’islam en Chine a de nombreuses facettes mais l’association précoce des musulmans chinois avec le service impérial fut une part importante du processus et donna aux Hui un sens profond de légitimité et d’estime de soi. Dans le développement de la génèse culturelle, l ‘orientation des premières générations définit souvent celle des générations futures. Jusqu’à ce jour, un emploi dans l’armée reste une des professions préférées parmi les musulmans chinois.

    Le service dans l’armée ne fut pourtant pas le seul moyen par lequel les musulmans vinrent en Chine. Très tôt des commerçants musulmans jouèrent un rôle essentiel dans l’économie chinoise. Leur statut en Chine était fondé sur des pactes officiels entre l’empereur de Chine et les dirigeants musulmans à l’étranger. Ainsi, comme les soldats musulmans au service de l’empereur, les commerçants musulmans jouissaient d’une légitimité officielle et d’un prestige considérable et pouvaient voyager librement.

    Les commerçants musulmans en Chine n’étaient pas libres d’habiter où ils voulaient. Ils étaient cantonnés dans des enclaves spéciales où ils disposaient d’une autonomie considérable. Leurs communautés étaient généralement riches, réflètant la prospérité du commerce musulman. Les maisons étaient groupées autour de grandes mosquées centrales contruites avec une autorisation officielle. Les autorités chinoises appointaient des comités spéciaux d’anciens pour gouverner, qui étaient habituellement des musulmans et portaient des titres officiels honorables. En plus de superviser les affaires internes de la communauté musulmane, les comités dirigeants servaient de liaison entre les musulmans et les autorités étatiques.

    Dans les premiers temps, les musulmans en Chine furent classés comme « étrangers résidents » . Le statut pouvait persister sur plusieurs générations. Des rapports des premiers temps parlent de musulmans  » résidents nés en Chine » même après la cinquième génération. Malgré le fait que ces musulmans épousaient des femmes chinoises et parlaient couramment les dialectes locaux, la ségrégation communautaire conservait leur origine étrangère et freina le développement d’une culture musulmane totalement indigène.

    Au début du treizième siècle, les Mongols conquèrirent la Chine, établirent la dynastie mongole ( Yuan) et changèrent pour toujours la situation des musulmans chinois. Durant leurs conquêtes dans le monde musulman, les hordes mongoles rasèrent de nombreux centres de civilisation islamique en Asie centrale, en Iran et dans le monde arabe oriental. Bien qu’ils massacrassent des populations entières, les mongols épargnèrent des groupes choisis d’artisans musulmans, de jeunes femmes et d’enfants; beaucoup d’entre eux furent envoyés de force en Chine. Cette pratique apporta un changement démographique massif en Chine et accrut la population musulmane chinoise de deux ou trois millions. Ironiquement, les invasions mongoles qui dévastèrent les populations musulmanes dans la plupart du monde islamique traditionnel généra une expansion sans précédent de la présence musulmane en Chine.

    En Chine, les Mongols poursuivirent une politique conciliatrice envers la population musulmane captive et gagna sa loyauté. Encore plus que les précédents empereurs chinois, les chefs suprêmes mongols contribuèrent à consolider leur règles en Chine en s’appuyant sur les musulmans des troupes auxiliaires, en les employant en tant qu’officiels du gouvernement et les utilisant dans d’autres capacités. Sai Dianji( (al-Sayid al-Ajali) qui était originellement de Boukhara en Asie centrale devint un des personnages officiels musulmans les plus respectés. Quand Marco Polo visita la Chine au treizième siècle, Sai Dianji était le ministre impérial des finances. PLus tard il fut nommé gouverneur de la province du Yunnan, où il promut la culture confucéenne et introduit la religion musulmane.

    Sous les lois mongoles, l’ntervention impériale encourageait une présence cuturelle sans précédent des musulmans en Chine. Par contraste avec les dynasties précédentes, les empereurs mongols cherchaient la pleine intégration des musulmans dans la société chinoise. De manière à faire respecter la dynastie, les musulmans furent dispersés à travers toute la Chine et fixés dans des aires stratégiques, rendant la politique précédente de ségrégation communautaire obsolète. Les Mongols encouragèrent la migration musulmane vers la Chine ce qui amena un afflux de notables, savants, et chercheurs. La communauté dynamique des Chinois musulmans qui émergea aida à lier la Chine au monde extérieur, créant en définitive un réseau intercontinental de commerce qui préfigura le mondialisme actuel.

    Au quatorzième siècle, la Dynastie Ming qui était ethniquement chinoise supplanta les règles mongoles. La période Ming constitue une des grandes époques de l’histoire chinoise. En réaction à la règle mongole, les dirigeants Ming étaient généralement hostiles aux étrangers et affirmèrent vigoureusement la suprématie chinoise. Pour le plus grand avantage des populations musulmanes de Chine qui avaient revêtu un caractère distinctement chinois sous les Mongols. La dynastie Ming ne les considéra pas comme étrangères et continua la politique d’ utiliser les musulmans pour consolider le pouvoir impérial. Les musulmans jouèrent leur rôle traditionnel d’officiers, de soldats et d’administrateurs. Ils participèrent aussi activement à élever la culture chinoise, y compris la littérature et la philosophie.

    Les Ming donnèrent à la culture musulmane chinoise une empreinte véritablement chinoise. C’est sous leur règne que « Hui » devint l’appelation commune pour les musulmans chinois. Le sens réel du nom fait encore débat.; il n’est toutefois pas impossible que « Hui » désignât originellement la région d’Asie centrale de Khawarezm de laquelle était originaire un nombre exceptionnellement grand des ancêtres Huis . Les noms chinois étaient un symbôle de statut social et d’honneur. Ils étaient conferrés officiellement et ne pouvaient être pris par simple choix personnel. Durant la période Ming, les noms chinois devinrent la règle parmi les Huis. Les Huis avaient cessé d’être des musulmans en Chine et étaient devenus des musulmans chinois.

    Le règne Ming dura presque trois siècles. En 1644, les Mandchous firent sa fin. Peuple guerrier nomade des étendues du nord-est de la Chine, les Mandchous établirent la dynastie des Qing ( prononcer « ching ») , qui dura jusqu’en 1912. La culture Hui s’épanouit au début de la période manchoue. La dynastie adopta une politique d’égalité bienveillante entre les Hui et la majorité Han. Les officiers et soldats Hui continuèrent à servir dans l’armée et les musulmans chinois furent nommés comme auparavant à des positions significatives de la bureaucratie impériale.

    Mais la période du règne mandchou, en particulier les dernières décennies fut parmi les plus difficiles de l’histoire Hui. La coexistence pacifique entre les Han et les Hui fut remplacée par la violence communautaire dans beaucoup d’endroits en Chine. Le bain de sang atteignit son apogée au milieu du dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle. Le conflit reste à étudier correctement et n’a pas été clairement élucidé. La discorde reposait essentiellement sur les problèmes ethnique et religieux mais il y avait aussi de nouvelles divisions idéologiques à l’intérieur de la communauté Hui elle-même qui opposaient de façon répétée les Huis les uns contre les autres.

    La dynastie mandchoue est souvent vue comme la principale instigatrice du conflit Han-Hui. Officiellement, les Mandchous étaient rarement strictement anti-Hui, mais, en pratique, la discrimination contre les Huis prédominait sous leur règne. Les relations entre les Han et les Hui étaient tendues menant finalement à l’affrontement communautaire et à la rebellion ouverte.. La responsabilité des troubles communautaires ne semble pas reposer essentiellement sur le gouvernement central mais sur l’administration provinciale faible et le déclin de l’autorité centrale qui laissa beaucoup de Hui à la merci des officiels locaux et des propriétaires terriens Han qui se moquaient souvent des directives de l’empereur.

    En règle générale, le bain de sang était issu de conflits d’intérêt locaux qui étaient déclenchés par des disputes sur des sujets tels que la propriété de terres et les mariages inter-ethniques. Paradoxalement, la discorde est venue à un moment où les Hui étaient devenus un élément intégral de la culture chinoise. Selon certains, le fait que les Han et les Hui soient parvenus à avoir un statut socio-économique similaire fut une raison principale du conflit, du fait qu’il mettait les deux communautés en compétition entre elles, ce qui n’était généralement pas le cas auparavant.

    Des années 1780 aux années 1930, il y eut des explosions répétées de violence communautaire entre les Han et les Huis, surtout dans les provinces du nord-est et du sud-est. Les membres des deux groupes vivaient dans l’insécurité et la peur constante. Les Hui n’étaient pas des victimes passives mais ripostaient de façon égale. Comme les affrontements s’étendaient, ils prenaient des aspects de guerre civile et peuvent se comparer à la violence communautaire hindous-musulmans qui eut lieu après la partition de l’Inde en 1947.

    Les carnages Han-Hui atteignirent leur apogée entre 1855 et 1878. Les Hui subirent de grandes pertes et, dans certaines régions, affrontèrent la menace du génocide. Un des pires bains de sang eut lieu en 1862, à Gansou, une province du nord avec une forte population Hui. Toute la région fut dépeuplée; sa population originelle de quinze millions d’habitants fut réduite à 13 millions. Une personne sur dix fut tuée, deux tiers d’entre eux étant des Hui. Presque tous les autres s’enfuirent comme réfugiés.

    Le Parti Nationaliste renversa les Mandchous en 1912 et établit la République de Chine sous Sun Yixian (Sun Yat-Sen), « le père de la Chine moderne ». Les premières années de la république furent chaotiques et Sun Yixian n’eut pas le contrôle effectif pendant douze ans. Bien que Sun Yixian ait finalement adopté une politique de bienveillance envers les Hui , des explosions de violence occasionnelles Han-Hui persistèrent jusque dans les années trente, quand la république finit par consolider le pouvoir central qui fut bientôt interrompu par l’invasion de l’impérialisme japonais et qui ramena la guerre civile.

    En 1949, le président du parti communiste Mao Zedong (Mao Tse -Tung) établit la République Populaire de Chine, un état marxiste ennemi de toute religion qu’elle soit indigène chinoise, islamique ou chrétienne. Mao fit des concessions initiales aux Hui et les désigna comme une des principales minorités de Chine. Comme les autres communautés religieuses les Hui souffrirent beaucoup pendant la Révolution Culturelle qui commença en 1966 et finit à la mort de Mao en 1976. Les Gardes Rouges, colonne vertébrale de la Révolution Culturelle détruisirent temples, églises et mosquées. Il y eut aussi des attaques contre les Hui eux-mêmes dont l’existence en Chine en tant que minorité religieuse distincte devint précaire.

    La Révolution Culturelle consolida le pouvoir personnel de Mao vis-à-vis de ses rivaux politiques dans le Parti Communiste mais affaiblit l’autorité centrale et répandit le chaos politique. Après la mort de Mao les modérés du parti communiste chinois prirent le contrôle de la République Populaire, abandonnèrent la politique radicale de Mao et améliorèrent les relations avec les Hui. La priorité du gouvernement central devint le développement économique et le Parti Communiste reconnut la valeur potentielle des Hui, spécialement dans les relations étrangères avec le monde musulman. Les mosquées furent reconstruites et des permissions furent données pour en construire de nouvelles et pour créer des écoles islamiques. La République Populaire fit une grande publicité pour sa bienveillance envers les Hui, ce qui attira des délégations internationales du monde musulman et renforça les liens diplomatiques.
    L’histoire de l’islam en Chine a commencé dans des conditions favorables et s’est épanoui pendant presqu’un millier d’années. L’héritage de l’islam chinois va-t’il reprendre sa course d’autrefois ou finir en tragédie ? Rien n’est plus traumatisant que la violence irrationnelle. Elle n’affecte pas seulement les individus mais elle peut aussi détruire l’équilibre socio-psychologique de peuples entiers. Une discorde interne prolongée peut altérer ou détruire les formations culturelles précédentes et tout un état d’esprit collectif. Un des dangers auxquels sont confrontés les Hui à l’heure actuelle comme conséquence des violences communautaires de ces deux derniers siècles et de la Révolution Culturelle est l’affaiblissement de leur synthèse culturelle originelle qui avait fait d’eux une partie intégrante de la Chine.

    A travers les siècles, une autorité centrale forte en Chine soutint de façon répétée les intérêts des Hui et joua un rôle actif dans l’entretien de relations symbiotiques qui favorisait un bénéfice mutuel. Les sombres épisodes de l’histoire Hui ont coïncidé avec une administration faible et le déclin de l’autorité centrale. Il faut espérer que la stabilité politique de la Chine moderne soit de bon augure et présage un meilleur futur pour les Hui.

    Biographie de l’auteur, le Dr. Umar Faruq Abd-Allah

    Dr Umar Abd-Allah (Wymann-Landgraf) est un musulman américain qui a embrassé l’islam en 1970. Il a étudié l’arabe et fait des études islamiques à l’université de Chicago et y a obtenu son doctorat en 1978. Il a enseigné dans les universités de Windsor (Ontario) au Michigan et à l’université King Abdul-Aziz (Djeddah). Pendant plusieurs années à l’étranger, il a eu l’occasion d’étudier avec des chercheurs islamiques traditionnels. Il est revenu aux Etats Unis en 2000 pour travailler avec la fondation Nawawi (Chicago) où il a résidé pendant plus d’une décennie. Il travaille actuellement sous les auspices de l’Initiative Oasis (Chicago). Il est engagé dans une recherche indépendante, écrivant, donnant des conférences et enseignant à travers les Etats Unis, le Canada , l’Europe, l’Afrique de l’ouest et ailleurs plus particulièrement sur la théologie, la spiritualité, la loi et la théorie légale et l’histoire islamiques. Parmi ses écrits « Un musulman dans l’Amérique victorienne: la vie d’Alexandre Russel Webb (Oxford university Press, 2006) et « Malik et Médine: Traité légal islamique dans la période formative  » (Brill,2013).Il a également signé nombre d’articles parmi lesquels « L’islam et l’impératif culturel », « Vivre l’islam de façon concernée », « Un dieu, plusieurs noms » et  » La compassion, sceau de la Création »

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    1. Rétrolien: Vivre notre culture avec notre Islam – Des Villes et des Champs